Frère Luuk, raconte-nous une histoire !
Le livre Le passage à l’Europe de Luuk Van Middelaar, 2009
Luuk van Middelaar réussit la prouesse d’un récit analytique de l’histoire de l’UE, croustillant d’anecdotes, d’expressions et de récits imagé.e.s. L’histoire se tisse de discours politiques des acteurs de l’Europe, de sphères de relations politiques, et de grands évènements. Elle est analysée au regard de notions, réflexions et théories philosophiques permettant de la discuter : chose rare ! La linguistique est également au service de cette narration et de cette analyse. Le terme de « passage » est préféré à ceux de construction et d’intégration. La construction ? Plutôt un chantier hors de l’histoire auquel chacun participe (discours porté par les citoyens). L’intégration ? Une fusion souhaitée par l’Europe bureaucratique. « Passer à l’Europe » implique davantage une progression dans le temps orientée dans une certaine direction. Mettons-nous en route !
Un, deux, trois ! Trois discours sur l’avenir de l’Europe se concurrencent : celui d’une Europe confédérale porté par les Etats, celui d’une Europe fédérale tenu par les citoyens et celui d’une Europe fonctionnaliste tenu par la bureaucratie (par fonctionnaliste il faut entendre que les compétences étatiques seraient octroyées aux institutions européennes). Ces trois discours se rejoignent dans des formes hybrides telles que le supranationalisme (système au-dessus des Etats), l’intergouvernementalisme (coopération interétatique en vigueur jusque dans les années 90) et le constitutionnalisme (approche constitutionnelle de l’Europe au-delà des Etats). Beaucoup de notions politiques à bien dissocier!
Au sein d’une trilogie de sphères s’organisent les relations politiques au niveau européen : la sphère externe des Etats, interne de la Communauté européenne, et intermédiaire des Etats membres (incarnée au sein du Conseil européen). Cette dernière sphère intermédiaire est révélée et mise en exergue par Luuk van Middelaar : une pépite de son analyse ! Cette sphère intermédiaire chevauche la sphère interne et la sphère externe. Cette sphère s’est organisée dans un premier temps à partir d’un équilibre des forces, puis dans un second à partir du droit. L’équilibre des forces orchestre les relations au sein de la sphère externe des Etats, tandis que les traités (le droit) organisent celles dans la sphère interne de la Communauté européenne. Vous devinez où se fait le passage à l’Europe?!!!
A l’appui de ces discours, sphères et mais aussi d’évènements, Luuk Van Middelaar découpe l’histoire de l’UE en « 3 ligne de forces » : la capacité à se renouveler, l’implication des chefs de gouvernement, et l’éveil du public. Luuk est décidemment passionné par le chiffre trois.
Entrons dans l’histoire ! Pour les penseurs modernes que sont Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, la fondation de l’Etat nécessite le passage au vote à la majorité pour fonctionner comme communauté politique. Pour Luuk, l’Europe n’en a pas besoin. D’ailleurs le traité de Rome de 1957 ne prévoit le vote à la majorité au Conseil qu’à partir de 1966 ! La communauté politique européenne prend plutôt la forme d’un club, celui du Conseil, dès le Traité de Paris en 1951. Let’s go to the club !
Les premiers bonds vers l’Europe sont réalisés par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (ancienne CJCE). La Cour décide du respect des règles européennes par les juridictions nationales (arrêt de la Cour du 5 février 1963. – Van Gend & Loos contre Administration fiscale néerlandaise) et de la primauté du droit communautaire (arrêt de la Cour du 15 juillet 1964. – Flaminio Costa contre E.N.E.L.). Deux ans plus tard, le compromis de Luxembourg reporte le passage à la majorité en imposant l’unanimité au Conseil européen quand des intérêts nationaux importants sont en jeu, c’est l’œuvre de la politique de la chaise vide de Charles De Gaulle. Il reconnait cependant l’existence de la sphère intermédiaire, i.e. un espace politique européen sans menace pour la Communauté.
Pour décider collectivement au niveau européen, l’appartenance « au club » compte plus que les règles de prise de décisions formelles. Les Etats et les populations n’ont d’ailleurs pas souhaité ratifier de traité européen à la majorité. Le consensus a demeuré jusqu’à aujourd’hui comme la règle. En 1985 cependant, au sommet de Milan, le Conseil européen décide à la majorité d’organiser une conférence intergouvernementale préalable à la révision des traités. Le Conseil européen se légitime ainsi en tant qu’institution à même de prendre la responsabilité de décisions européennes au nom des peuples.
Le corps politique se définit également par les règles de sa modification. L’UE n’est pas autonome dans sa rénovation car la modification de ses traités nécessite en plus du pouvoir constitué (les institutions européennes), la décision du pouvoir constituant (Etats, gouvernements, parlements et peuples). Cependant, les chefs de gouvernements sont reconnus dans leur compétence à faire évoluer l’UE. Et ce, par une clause de flexibilité utilisée au Sommet de Paris en 1972 : cette clause permet le développement de compétences de la communauté sans modification des traités pour atteindre ses objectifs.
Suite à la période de fondation de la communauté politique européenne jusqu’en 57, Luuk van Middelaar dégage deux autres temps de passage : l’attentisme puis l’intervention après la chute du mur de Berlin. Pour identifier et structurer ces trois temps, il se nourrit des notions de « fortune » (évènements impromptus) et de « virtu »(capacité à agir avec la fortune) de Machiavel. Il réfléchit à la capacité d’action de l’Europe, notamment par rapport au monde extérieur : il parle alors de « grande politique ». Pour affronter la fortune, la sphère intermédiaire doit disposer d’une capacité d’action et d’un sens affirmé de responsabilité. Un ultra-résumé de son analyse ? C’est par ici !
Suite à la période de fondation, la question des nouvelles adhésions (en premier lieu desquelles celle du Royaume-Uni) a notamment contraint les Etats membres à se penser en unité interne, à avoir conscience d’une existence politique.
Après la chute du mur, l’évolution de la communauté à l’Union (Traité de Maastricht en 1992) différencie le pouvoir d’action de chaque Etat et politise leur alliance (notamment en matière de politique étrangère).
Acceptez citoyens ! Enfin Luuk Van Middelaar se penche sur les stratégies européennes successives des Etats modernes pour attirer le public. Ou comment les citoyens peuvent accepter et porter des décisions d’un système politique qu’ils n’ont pas constitué. Luuk utilise ici la notion de « fait institutionnel » du philosophe John Searle qu’il définit par l’acceptation collective d’un rôle ou d’une fonction d’une entité. Il s’appuie également sur la typologie de Herbert Hart concernant les règles politiques : primaires pour les conduites des individus et secondaires pour les règles sur les règles. Ces deux types nécessitent l’acceptation de la population. Comment faire accepter ces règles et compétences européennes ?
L’UE a mis en œuvre la stratégie allemande en essayant, avec difficulté, de convaincre d’une identité culturelle et historique entre gouvernants et gouvernés. Elle a ainsi cherché à développer un sentiment d’appartenance à travers une déclaration sur l’identité européenne en 1973, à travers des politiques culturelles, un drapeau-logo, un hymne, une journée de l’Europe, une panthéonisation de pères fondateurs et de grandes figures (Charlemagne, Erasme, Galilée, Socrate, Léonard de Vinci…) et à travers une monnaie. L’auteur considère que la stratégie allemande pourra être réemployée dès lors que les frontières de l’Europe seront scellées, car l’Europe ne sera plus arbitrairement auto définie et un récit historique pourra être produit.
L’UE a partiellement appliqué la stratégie romaine qui souligne les avantages retirés par la population du contexte de paix entre ses membres. L’UE lui procure cette paix en devenant un financeur public majeur, en décidant de politiques de protection et d’accompagnement des citoyens, en offrant des droits civils, politiques et socio-économiques et en sondant les populations avec les eurobaromètres. Pour Luuk, cette stratégie principalement de communication n’évoque ni ses coûts (en matière de politisation, de souveraineté démocratique et de solidarité) ni les divergences d’intérêt (les politiques européennes profitent à certains) et ne crée pas de conscience collective.
Enfin, l’UE a tenté d’adopter la stratégie grecque en assurant l’évaluation périodique des représentants. Et ce, par la création d’un parlement, la tenue d’élections européennes et l’introduction d’une citoyenneté européenne. La stratégie grecque s’opère via 2 modes : soit elle donne au public un rôle dans le processus de décision (participant ou spectateur), soit elle lui offre un drame.
Concernant le rôle donné aux citoyens, le parlement européen n’a pas réussi à représenter la voix des peuples. L’auteur parle du partage du pouvoir constituant entre les citoyens et les Etats et du partage de la légitimité démocratique entre le Conseil européen et le Parlement européen. Cette légitimité se réalise surtout via les référendums sur les fondements de l’UE, où les publics nationaux peuvent exprimer les plus fortes positions. Elle peut aussi se réaliser par une sortie de l’UE.
Luuk van Middelaar identifie les enjeux des référendums européens. Ils sont très clairs pour l’adhésion à l’UE (avenir de sa nation, place dans le continent), et beaucoup moins pour le changement des règles fondamentales de l’UE (avenir des règles, remise en question du pacte fondateur). Il explicite les stratégies de campagne employées lors des référendums (pour un refus des règles : une attention portée aux pratiques controversées, pour un soutien aux règles : une valorisation de l’ordre européen). D’autres stratégies sont usitées auprès des populations récalcitrantes (ratification parlementaire d’un traité, e.g. le traité de Lisbonne, et transformation en plébiscite sur l’UE, par exemple pour le traité de Maastricht au Pays-Bas et pour le référendum constitutionnel et le traité de Lisbonne en Irlande).
Pour gagner en légitimité, l’UE s’est tournée vers l’électorat national en impliquant les parlements nationaux dans le processus législatif européen depuis le traité de Lisbonne.
Concernant l’exécution d’un drame pour captiver le public, l’UE se heurte à plusieurs difficultés. Dans 23 langues, donner un spectacle n’est pas vraiment aisé. De plus, depuis les deux guerres mondiales, l’UE poursuit une quête de consensus et une démonstration de neutralité. Pour Luuk van Middelaaar, l’UE a aujourd’hui besoin de la publicité des confrontations européennes. C’est d’ailleurs l’objet de son ouvrage. A défaut d’une publicité européenne, il explique que les espaces publics nationaux permettent cependant la création de récits, la diffusion d’évènements et d’actions sous les traits de conflits grâce aux jeux des acteurs politiques et des médias en tant que « conteurs professionnels ».
Trois raisons de lire cet ouvrage !
D’une part, il apporte des informations clés sur les caractéristiques des systèmes politiques et juridiques européens au regard des différents discours et des différentes sphères de pouvoir. En valorisant le rôle des Etats au sein de la sphère intermédiaire, on pourrait rapprocher son ouvrage de la pensée réaliste de Raymond Aron pour qui les Etats sont les principaux acteurs au niveau international.
D’autre part, il offre des révélations sur les analyses approfondies d’évènements (par exemple concernant le compromis de Luxembourg qui reconnait la sphère intermédiaire) et sur les coulisses des décisions européennes.
Enfin, il nourrit une réflexion sur la démocratie européenne dans un contexte de concurrence de légitimité entre le Parlement européen et le Conseil européen. Sans oser faire l’apologie de la démocratie directe (ou même mentionner l’initiative citoyenne européenne), il donne une place particulière au référendum et au débat public. Sans l’implication du public, le passage à l’Europe ne pourra advenir. En plaidant pour une publicité des débats, il rejoint les idées de Jürgen Habermas sur l’espace public où la communication du débat est un moyen de légitimation du pouvoir. La réflexion de Habermas sur la communication et la culture civiques est à découvrir notamment via l’ouvrage d’Eric Dacheux « Sans les citoyens, l’Europe n’est rien ».
Si vous voulez connaitre la suite de son analyse de la construction européenne, Luuk van Middelaar a publié un ouvrage en 2018 « Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques ».
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