Raconte-moi l’empire européen !
Le livre Pour un empire européen d’Ulrich Beck et Edgar Grande
Avec Pour un empire européen, Ulrich Beck et Edgar Grande nous offrent une nouvelle narration de l’Europe. Un récit inédit de son fonctionnement, de sa dynamique et de son avenir. Un récit et pas un rêve. Mais qui fait tout de même rêver.
Pour décor, la théorie de la modernité réflexive. Cette théorie distingue deux modernités. La première modernité a établi des catégories pour définir les hommes, les choses, les activités, les sphères d’action et les formes de vie. Les sociétés de la seconde modernité bousculent et entremêlent ces catégories. Ces sociétés se caractérisent par le principe d’inclusion additive. Ce principe clé permet de s’enrichir des différences des individus et des collectivités sans les opposer: ce que la première modernité dissociait (être ou bien…ou bien…), la seconde modernité l’associe (être et…et…). Chacun est différent, et chaque différence s’ajoute à l’autre. On peut être et français et européen. On peut être franco-allemand européen, franco-marocain européen. C’est là l’origine de l’Europe : allier le national à l’échelon communautaire.
La seconde modernité a créé le cosmopolitisme européen. Dès la construction de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la CECA, l’Europe a été cosmopolitique. Le concept de cosmopolitique de Beck et Grande associe l’estime de l’altérité à l’égalité de tous, ainsi qu’à l’inclusion additive. Le cosmopolitisme repose également sur l’intégration : chaque échelon (national, européen…), chaque membre enrichit les autres, sans les menacer ou nier leurs spécificités. Des normes universelles assurent le vivre ensemble de toutes ces différences reconnues. Pour Beck et Grande, la communauté européenne a, dès son origine, reconnu les différences de ses membres et proposé un système démocratique de domination politique distinct de celui de l’état nation.
Le héros de cette histoire, l’Europe, est un empire, soit une forme de domination politique institutionnalisée. L’empire européen ne se limite pas à l’Union européenne (UE) et se distingue par plusieurs caractéristiques principales. Son système de domination est asymétrique : ses membres ont des statuts, droits et devoirs différents et appartiennent à des zones de domination différentes. Chaque État membre ou non membre de l’UE peut coopérer au niveau européen de manière plus ou moins poussée et intégrée. Quelques exemples : un État peut faire partie de la zone euro, ou non, participer aux politiques communautarisées et aux politiques intergouvernementales, il peut également appliquer la réglementation européenne sans être membre de l’UE et/ou faire partie d’organisations européennes hors UE. Les contours de l’empire européen sont variables et évoluent. Ils changent en fonction des interdépendances horizontales entre États, verticales entre niveaux de domination et diagonales entre États, sociétés et organisations. Ils sont transformés par l’européanisation des États et des sociétés. Ses frontières évoluent et se déplacent à l’extérieur de l’empire. Par son extension, l’empire européen cherche à assurer sécurité et prospérité. Cependant l’empire européen se confronte à la nécessité de définir ses limites. L’empire intègre ses membres par le droit, le consensus et la coopération rejetant la violence. Ses membres sont intégrés en fonction de critères politiques. Au niveau institutionnel, l’intégration est horizontale et verticale en raison des interdépendances variées entre différents niveaux (régional, national et européen). L’empire européen s’organise en réseau : à plusieurs niveaux de décisions et via la coopération et la négociation entre une pluralité d’acteurs. Les membres de l’empire sont des États souverains, qui, en cédant leur souveraineté, se rapprochent du centre de domination.
Plusieurs stratégies ont entravé la cosmopolitisation de l’empire européen. Différents acteurs (institutionnels, supranationaux, étatiques, politiques…) sont intervenus dans la définition des règles européennes. Leurs stratégies ont « déformé » l’empire européen. Dans les années soixante et soixante-dix, la stratégie nationaliste des États a freiné la coopération et l’intégration européenne. Puis, dans les années quatre-vingt, la stratégie néolibérale et la stratégie technocrate ont respectivement réduit les pouvoirs de régulation et d’intervention socio-économiques des Etats et renforcé la bureaucratie communautaire. Ces trois stratégies ont notamment miné la légitimation de l’empire européen en termes de participation citoyenne et de performance collective.
De quelles réformes et de quel dénouement pourraient bénéficier l’empire européen ? Beck et Grande soutiennent un scénario de la cosmopolitisation. Avec pour objectifs, une intégration améliorée de l’UE, un projet économique détaché du néolibéralisme, une politique extérieure et de sécurité développée basée sur la reconnaissance de l’altérité, et la redéfinition de la politique européenne. Cette nouvelle politique européenne serait bâtie sur une société civile renforcée, la participation active des citoyens dans le processus de prise de décision, l’intégration par la reconnaissance de l’altérité, et le rôle moteur de l’Europe dans le cosmopolitisme mondial. Dans cette perspective, une constitution européenne, légitimée par un référendum européen, permettrait de sceller les normes d’une société civile européenne et de créer les institutions d’une Europe cosmopolitique.
La cosmopolitisation de l’empire nécessite sa démocratisation, en tenant compte de ses spécificités, i.e. l’asymétrie de ses entités (Etats, gouvernements, citoyens) et la fragmentation de ses pouvoirs entre différentes institutions et différents niveaux d’action politique. Plusieurs procédures démocratiques sont envisageables dont la démocratie participative, la plus exigeante d’entre elles. Pour démocratiser l’Europe quatre stratégies seraient à poursuivre. Une stratégie d’intervention basée sur un référendum européen, contraignant, à l’initiative des citoyens, sans limite thématique, respectant le soutien de nombres minimaux de citoyens et d’Etats membres. Une stratégie d’inclusion permettant aux acteurs extérieurs de l’empire de participer au processus de décision. Une stratégie de reconnaissance de l’altérité assurant, par la préférence du consensus au principe de majorité, la reconnaissance des positions minoritaires. Néanmoins, un droit de veto qualifié (minorité de blocage) et le libre choix de la règle de décision (consensus, majorité qualifiée…) en fonction d’un domaine de réglementation protègeraient la capacité d’action des institutions. Une stratégie de contrôle du pouvoir politique égalisant les pouvoirs des principales institutions et garantissant leurs contrôles réciproques.
Beck et Grande préconisent également dans ce scénario le passage d’une intégration homogène, associant l’unité et l’homogénéité, à une intégration différenciée développée. A l’intérieur de l’empire, d’une part, l’altérité des membres et de leurs réglementations nationales pourrait être reconnue en vue d’une progressive harmonisation. D’autre part, les Etats pourraient rester libres de se fixer et de veiller à l’atteinte d’objectifs communs sans transférer leurs compétences à l’UE. A l’extérieur de l’empire, des politiques communes basées sur la reconnaissance de l’altérité des acteurs permettraient de définir et de gérer stratégiquement les risques mondiaux.